mercredi 29 mai 2013

Les coudes

Tu m'as demandé d'écrire un texte sur toi, un texte à la vue de tous qui exprimerait ce que tu vaux pour moi, à quel point je découvre un nouveau monde en ta compagnie, comment je me laisse charmer et surprendre à chaque rencontre, où je nous vois nous diriger.
Tu m'as demandé un texte, alors que tu sais très bien que je travaille mal sous la pression, que je déteste qu'on me dicte quoi faire, que les directives n'existent pour moi que dans le but d'une transgression. Je n'ai pas voulu suivre ton conseil déguisé en demande, j'ai pris ma voie habituelle (l'entêtement) et j'ai bûché pour pondre un texte sur les cyclistes dangereux sur les routes de campagne sinueuses, sur les effroyables erreurs que je peux retrouver sur l'adresse des lettres et colis que je livre, sur l'absence de transition entre un printemps ordinaire et un été qui s'annonce différent, sur ma tête qui s'emporte encore à l'approche de la saison estivale, sur les escargots qui pullulent en ces temps pluvieux. Aucun de ces textes ne méritait une publication immédiate ici car aucun ne m'enflammait vraiment.
À l'opposé, l'une de nos divagations m'a marqué. Tes coudes. Je plaisantais sur le défi d'écrire sur tes coudes, mais l'idée ne me semble pas si farfelue, au final.
Que représente un coude? Oui, bien sûr, une articulation. Mais où commence et où se termine le coude? Porte-t-on parfois vraiment attention aux coudes?
J'ai vu une vieille dame jogger ce matin. D'abord frappé par ses souliers citron lime fluorescents, j'ai ensuite baigné dans la surabondance de son parfum et son désodorisant corporel. Une fois qu'elle m'a dépassé, j'ai vu ses coudes. Deux horribles plaques asséchées, ternes, bariolées de rougeurs et d'ombres, de peau pendouillante, deux raisons de porter des manches longues même à trente-cinq degrés. J'ai tout de suite tourné mes bras dans tous les sens pour vérifier l'hydratation de mes propres coudes. Je n'ai plus vingt ans, mais le tout peut encore se réparer, à force de crèmes hydratantes.
Et puis j'ai pensé à toi. Pas à cause des coudes, sinon le lien laisserait un peu à désirer. Non, j'ai pensé à toi tout bonnement, sans lien avec la dame découdée (on dit bien défigurée, alors j'ai adapté le mot. Vive les néologismes).
J'ai pensé à ta peau douce et généralement bien hydratée. Tes bras m'inspirent les caresses, l'étreinte enveloppante de la chaleur humaine souhaitée, la force naissante de notre lien. Tes bras n'évoqueraient pas ces concepts sans coudes.
Le coude, dans toute son innocence, reste indispensable aux bras. Ces derniers embarrasseraient leur propriétaire sans cette articulation, ils encombreraient par leur longueur extravagante, leur malléabilité restreinte et l'ampleur ridicule de n'importe quel mouvement. Les coudes ne sauraient exister sans des bras complets non plus. En coupant le haut du bras, on perd le coude et tout le reste. Une absence d'avant-bras ne l'empêcherait pas de terminer un bras, mais il ne pourrait pas bouger, faute de points d'appui pour les tendons.
Au fond, les coudes passent inaperçus et jouent pourtant pour beaucoup. Tout comme les moments simples que nous passons ensemble. Sur le coup, ils semblent anodins, mais nous ne développerions jamais de «nous» sans eux. Les petits instants articulent les grands, ils assurent une constance dans notre histoire et ils ne sautent pas aux yeux de tout le monde, même pas aux nôtres lorsque nous ne les cherchons pas.
Nous deux, c'est une histoire de coudes.
Je peux blâmer la fatigue, le soleil, les coudes affreux de la joggeuse ou le confort de tes bras, mais je vois encore le monde de travers.

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