samedi 1 février 2014

Tranche de vie aveugle

Ceux qui me connaissent dans la vie courante savent que je ne fais pas confiance à ma vue. J'ai beau faire partie de l'espèce humaine, dont environ 80% de l'information traitée par les centres sensitifs du cerveau provient des yeux, je resterai toujours plus attentif à mes autres sens. Même les tireuses de cartes, diseuses de bonne aventure et matantes aux dons non spécifiés s'en rendent tout de suite compte. Semble-t-il que j'ai une âme de non-voyant. Ben coudonc.

Cet après-midi, j'ai magasiné des livres usagés. Les livres neufs ont l'avantage de la perfection dans leur présentation, mais renferment un relent de produits chimiques qui doit sûrement être cancérigène. Les livres avec un vécu, eux, ont développé une personnalité. Leur histoire se découvre par un coin de page plié, une marque de crayon de plomb (pas à mine, un vrai crayon mal aiguisé), une tache de café/chocolat chaud/tisane/sloche du printemps/liquide inconnu, une dédicace, des notes guidées par un cours datant d'il y a trois réformes, un jaunissement avancé ou des miettes de rôties coincées dans la reliure. Et l'odeur! Je parcoure les rayons, le nez grand ouvert. Serrés les uns contre les autres, je ne les hume pas tous et je dois m'arrêter aux titres et aux auteurs. Quoique je sorte la moitié des livres de chaque étagère, peu importe les inscriptions de la couverture. Lorsque le contact plaît au bout de mes doigts, mon cœur accélère et j'ouvre la bête. Les pages défilent, une brise parfumée effleure mon visage et je rencontre enfin le livre. Il arrive qu'un roman m'intéresse depuis des années, que le récit, le sujet ou l'auteur me trotte en tête une éternité. Mais si le lien ne se crée pas avec le livre usagé, j'attendrai le bon. Il y a tant d'éditions différentes de la plupart des œuvres, tant d'autres ouvrages sur les mêmes tablettes qui me charmeront les narines. Et chaque fois que je termine ma petite sélection, je repars en chasse, comme le ferait un célibataire découragé sur un nouveau site de rencontres.

La nuit, je me réveille souvent. Petite vessie l'oblige. Mes lunettes sur la table de chevet, je ne verrais pas un éléphant albinos qui charge dans ma direction. Je savoure alors le moment, libéré de la brutalité du monde visible. Le tapis un peu crunchy surprend mes orteils à chaque pas, les carreaux de la salle de bains me rafraîchissent et la poignée de porte ne me paraît plus un réceptacle à bactéries. Je me promène dans mon minuscule chez moi, j'évite n'importe quel obstacle sans même y penser et je me sens invincible. Je glisse d'une fausse pièce à l'autre, je danse pour éviter un meuble ou un soulier, j'entre en contact direct avec l'âme de mon appartement. Je deviens une extension de mon appartement. Debout au milieu du salon, je prédis tous les bruits de la voisine d'en haut, toutes les fluctuations du volume de la télé du voisin d'en face, tous les craquements de la structure un peu humide. Lorsque je regagne mon lit, les couvertures m'accueillent tout en douceur et je me remets à rêver sans image.

J'écoute trop ma musique. Pas trop fort, loin de là. Mais lorsque mes tympans deviennent d'une importance capitale, mes yeux se désactivent. Un autobus me foncerait dessus que je ne la verrais même pas. Les yeux ouverts, un œil extérieur croirait que je fixe dans le vide. Mes cristallins ne font alors aucun focus, seuls mes osselets importent. Je n'entends pas, j'écoute. Je me laisse vibrer avec chaque note, chaque harmonie bien placée et je ressens la chanson. J'ai l'impression qu'elle joue en moi, que mon corps entier en fait partie. Si la chanson s'arrête en plein milieu, la peur de cesser d'exister me happe. Lorsque j'ai mal aux yeux, que mes sentiments grandissent jusqu'à me dépasser, j'appuie sur play et je me mets de côté le temps d'un morceau, d'un album, d'une vie s'il le faut. Si j'ai l'impression d'exister pour de vrai lorsque j'écris, je ne m'évade toutefois qu'au contact d'une musique intrigante (plutôt Radiohead que Miley Cyrus).

Je ne sais plus si je sens, je touche ou j'entends le monde de travers.

mercredi 22 janvier 2014

iCerveau de stagiaire résolu

Ce que je peux me montrer silencieux longtemps ici! J'ai beau me dire que je ne recommencerai plus, que le prochain texte viendra dans de brefs délais, que ça ne se fait pas d'écrire n'importe quand comme ça. Mais bon, je ne me convainc jamais.

Premier jour de stage dans une école primaire. La claque en pleine face de réalité m'a fait l'effet d'une caresse avec une feuille de Downy: je me sens chargé d'énergie, rafraîchi, un parfum de bonheur coincé dans le nez. Je ne pensais jamais me faire appeler « Monsieur Carl » un jour. J'étudie depuis vingt ans alors le rôle d'adulte responsable me tombe dessus par surprise. Je ne sais toujours pas quoi faire avec une classe de petits aux grands yeux intrigués, mais je sais que j'y ai ma place en avant. Je me regardais dans la classe, là où d'innombrables stagiaires ont passé en coup de vent dans mon parcours scolaire. Je me sentais là pour de vrai, presque à la fin de toutes mes formations et prêt à passer à l'action.

Mes résolutions n'ont pas l'habitude de faire long feu. Il y a quelques jours, un ami et moi avons passé une soirée à magasiner de la musique. Non seulement la résolution a tenu pour la première saison (nous verrons pour les trois prochaines), mais nous l'avons même dépassée. Deux albums chacun. Ayoye. Je redécouvre une vieille connaissance avec la version acoustique de Siberia, par Lights. Je m'extasie au son de l'album éponyme de Kasabian, groupe méconnu mais oh combien débordant de talent. Et puis je me dis que mes autres résolutions pourraient aussi subir le même sort. Rien ne m'empêche de partir du Canada plus longtemps que pour un café, de terminer mon roman et un autre plus petit projet ou de participer à plus de quatre concours. J'ai déjà soumis deux textes alors visons le dépassement. Plus on réalise de petits exploits personnels, plus on a envie de les multiplier.

Ces derniers temps, j'observe un phénomène alarmant chez plusieurs personnes: la perte de fonctions cérébrales. Personne n'a eu d'accident grave, non. Mais certains ont remplacé une poignée de neurones par un téléphone intelligent ou un iTruc. Lire un livre ne procure pas la même sensation que de feuilleter un document en ligne, même s'il s'agit du même texte. Puisque toute information qui n'est pas auditive ou visuelle semble mise de côté avec ces babioles, comment ces personnes peuvent-elles apprécier ce que leur disent leurs trois autres sens? Plusieurs se dépêchent de publier sur Instagram leur souper sans se préoccuper du goût ou du fumet ou de la personne assise de l'autre côté de la table. Le sixième sens connaît aussi une spectaculaire baisse de popularité. Il ne s'agit pas de communiquer avec les esprits ou de lire le futur, loin de là: le sixième sens passe par le cerveau. Pour moi, ce sixième sens se manifeste par des actions internes: chercher dans sa mémoire, réaliser une petite opération mentale, s'organiser dans sa tête et analyser la situation en direct. Cependant, qui se sert encore de sa mémoire ou de sa capacité à raisonner? Cette technologie biologique n'a pas connu de mise à jour depuis des siècles et elle devient fade à mesure que les gadgets électroniques se transforment en mini superhéros. Bientôt sur les tablettes: le iCerveau, compatible USB avec iTunes intégré et Wi-Fi.

Je vois sûrement le monde de travers, ou sinon je deviens technophobe, mais j'aimerais pouvoir me servir de mon pauvre vieux cerveau sans avoir l'air trop démodé.

samedi 4 janvier 2014

Résolutions anti-télé après une rupture-surprise

Premier texte de la nouvelle année. À la vitesse à laquelle j'écris depuis un moment, dans trois textes ce sera déjà l'année prochaine. Mais corrigeons ça.
Mes résolutions.
Pour 2014, j'ai mes résolutions, dont au moins la moitié ne seront pas tenues. Rien d'original jusque-là.
- Je veux aller voir davantage de spectacles (musique surtout, mais aussi du théâtre et saisir de nouvelles opportunités de découvrir la scène)
- Mon roman avec la voisine morte sera terminé en 2014. Faut bien rêver.
- Cette année, je décide de ne plus avoir peur de mes idées ou du ridicule qu'elles m'inspirent.
Toujours rien d'original.
- Assumer qui je suis. À condition de vraiment savoir qui je suis.
Bon, ça finit bientôt, cette liste de clichés?
- Prendre au moins trois très jeunes enfants dans mes bras sans qu'ils ne pleurent.
- Participer à au moins quatre concours (littéraires ou autres). Si possible, tous les gagner.
- Sortir au moins une fois du Canada en 2014. Même si je ne vais que prendre un café aux States.
- Acheter un album d'artiste ou groupe émergent par saison. Résolution en duo, sens-toi visé PMM.
- Poser encore plus de questions aux personnes que je rencontre. Mais de vraies questions, celles qui demandent un peu d'introspection ou qu'on ne pose jamais à ces gens.
- Amorcer les démarches pour une opération des yeux au laser. Sens-toi visé, corps.
Autant m'y mettre tout de suite. Justement, voilà un concours littéraire qui se présente...

Très récemment, on m'a laissé pour la première fois. Ce n'est pas pire que de laisser quelqu'un. À la longue, on s'y fait et c'est horrible de se dire ça. Mes émotions me giflent de temps en temps et j'ai envie de leur péter la gueule. En tant qu'homme, on m'a élevé pour les fuir. Après avoir tout fui, je me trouve con. Mais comme on élève aussi les hommes pour être considérés comme cons, je me dis que mon cas est plutôt réussi. Tout ça pour dire qu'un cœur mis de côté ne se brise pas facilement.

Quand on vit depuis des années sans télé, une soirée entre amis avec le dit appareil à côté de la table, de surcroît plus grand que le dite table, ça déstabilise. L'hôte l'allume et la conversation meurt, les regards se soudent à l'écran et les cerveaux s'éteignent. Chaque confrontation avec la machine infernale me fait réaliser pourquoi je vis si bien sans elle. Elle ne dit que des idioties, désinforme, sensationnalise sans retenue, prend trop de place, pète au lit et ronfle, j'en suis sûr. Tout ça pour dire que cette bête féroce peut bien dévorer l'ambiance, le développement de la pensée et les échanges sociaux chez les autres, elle n'entrera pas chez moi. Not over my dead body! En passant, La Voix commence bientôt...

J'écris donc sur un high de thé, après avoir bravé la plèbe fourmillante d'un centre d'achat de banlieue en plein samedi, encore irrité par la proximité d'une démone télé et fâché par une fin d'histoire qui m'a échappé depuis le début. Je ne vois plus le monde de travers, mais en caméra à l'épaule, avec lentille déformante, filtre bleu et batterie faible.