jeudi 9 mai 2013

La pelle

Quatorze déclarations ont le défaut de devenir lassantes. Je n'aime pas me contraindre à une formule prédéfinie et je varie donc un peu avant de repartir de plus belle dans mes déclarations. Après tout, j'écris bien autre chose.

La pelle à côté de moi y repose depuis au moins cent ans. La peinture écaillée s'est en partie couverte de rouille et de temps durs. Immobile, elle fixe la rivière sans suivre ses rapides et ses remous, après tout ce n'est qu'une pelle, ne lui en demandons pas trop. Elle attend que son propriétaire vienne la chercher ou que le monde s'éteigne, selon son humeur instable d'outil ancien.
Son histoire ne se raconte pas car qui voudrait entendre les profondeurs de la vie d'une pelle? Mais elle n'est pas qu'une vieillerie abandonnée sous un pont. L'un des côtés de sa partie métallique se recourbe sous le poids ou l'effort d'un traumatisme.
Peut-être a-t-elle été contrainte à enterrer un cadavre? Les remords la tordent de honte et de culpabilité. Elle a fermé les yeux tout au long de l'opération et se les ai caché avec ce rebord autrefois acéré.
Peut-être a-t-elle été blessée d'une brève histoire sans lendemain avec une roche. Sans s'y attendre, toutes deux se sont fracassées l'une contre l'autre, chacune en travers des plans qu'elles croyaient devoir suivre. Le minéral aura perdu un éclat de sa masse, cicatrice calcaire sans suture possible. Le métal de la pelle se sera blotti contre lui-même de peur de heurter un autre objet sans défense.
Peu importe le scénario, cette relique transmet sa gêne de ne pouvoir qu'être utilisée pour défigurer le sol ou toute forme rencontrée. Sa honte demeure alors que les millions de litres de la rivière passent sans soucis. Triste et tragique, elle laisse le temps couler et la frôler sans jamais l'emporter.
Elle en est sûrement venue à maudire la personne qui a voulu la sortir de chez elle. Les lointains souvenirs d'un râteau, une tondeuse et un marteau à l'oreille manquante lui reviennent. Ses copains de hangar ont pu poursuivre leur destinée, s'user aux mains d'un gros monsieur tout gris à l'haleine de Molson Dry tablette et Doritos au fromage. Elle n'aura pas cette chance.
Seule, elle ne représente plus rien qu'une époque révolue où elle fut utile, un vestige du passage d'un humain sans cœur qui a cru bon la sortir de son esclavage après une petite besogne en pleine nature. Cette pauvre pelle fut donc kidnappée, violée de ses droits pour enterrer un cadavre, puis jetée au milieu des bois comme une ordure.

Si je m'inquiète de cette pelle, c'est que nous ne sommes pas si différents. Je me sens seul devant un courant immense, incongru parmi quelques grosses roches et les restes d'un feu parsemé de bouteilles vides. Je contemple le temps passer en emportant tous les autres, sauf moi, sauf ces roches qui se laissent inonder sans broncher pour mieux refaire surface ensuite, lavées de leur attitude, leurs expériences foireuses et éphémères. Elles ne se rappellent sûrement même pas avoir fait partie de la rivière à un moment: après tout, ce ne sont que des agglomérations de minéraux sans cervelle (sans offense).
J'ai peur de contempler la rivière si longtemps qu'elle se sera tari avant qu'un idiot impulsif ne me jette à l'eau. Ma place n'est pas là, appuyé sur un pont à ne rien faire. Je devrais creuser mon chemin, modifier mon entourage, détourner un cours d'eau qui se dirige tout droit vers une chute mortelle et impitoyablement photographiée par des touristes qui n'en ont rien à cirer des souvenirs qui y sont précipités à chaque seconde.
Si la pelle est un outil, je suis mon propre instrument de labeur et de changement, l'instaurateur de ma propre destinée car moi seul sait comment me servir de moi pour le mieux. Ou pour le pire, selon mon humeur.
J'ai l'air d'un demeuré qui s'émeut devant une vieille pelle qui se dégrade. Au fond, je me regarde à travers cette image banale qui pour moi peut prendre n'importe quel sens.
Les images ne portent aucun sens, nous le faisons bien pour elles.

(Je ne réussis pas à mettre la photo du bon côté ici, alors qu'elle l'est normalement. Tournez-vous la tête et l'illusion sera parfaite)

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