jeudi 13 juin 2013

Ma routine temporaire

Depuis quelques semaines, je remplace une factrice dans un coin légèrement reculé de la campagne environnante. Mon contrat tire à sa fin et je sens que certaines clauses n'y figuraient pas.
Chaque matin, je dois me réveiller très tôt pour finalement partir un peu moins tôt et espérer arriver à l'heure. Ou du moins, à peu près. J'affronte un peu trop régulièrement la surprise des travaux routiers. Parfois, je me retrouve pris sur ma rue, ses deux extrémités donnant sur un immense trou au fond duquel une conduite d'eau a cru bon exploser ou creusé là, seulement pour justifier la multiplication des problèmes de circulation. Je me retrouve donc à parcourir deux kilomètres dans une direction opposée à ma destination, me prendre un café au passage et me stationner sur une autoroute habituellement déjà bondée à laquelle on a décidé d'ajouter le flux des deux seules autres autoroutes allant dans la même direction, mais dans différents secteurs. Selon les matins, j'arrive à l'heure, quinze minutes trop tôt ou une heure et demie plus tard. Chaque matin, mon niveau d'éveil et de stress varie tout en restant dans les scores élevés.
Chaque matin, je dois me freiner lorsque je trie le courrier. Peu importe la raison, je dois toujours attendre mon courrier à trier. Les trieuses discutent, se plaignent de maux de jambes, s'attroupent devant un client charmant, s'absentent ou se perdent sur une autre tâche. Alors je sirote mon café, je tente de trouver la véritable adresse de tous ces gens qui nous engueulent alors qu'ils ne donnent jamais la bonne adresse (comment savoir que par «9981b avenue du Pompier», cette personne voulait dire «18 rue des Pommiers»?), je classe les rares documents qui traînent sur mon classeur et je ne cesse jamais de consulter mon cellulaire, distribuant des salutations et des souhaits de bonne journée à mes amis. Et à chaque fois, je quitte le bureau de poste au moins trente minute plus tard que je ne le voudrais. Encore du stress.
Chaque jour, je vois défiler devant moi différents problèmes de transport. Sur une route sinueuse, étroite et dangereusement dans une pente constante, je croise d'énormes camions ou d'autres, plus petits mais qui en mènent beaucoup plus large, sans raison apparente. [Est-ce moi ou plus le pick-up est gros, pire est sa conduite? Ce n'est pas parce que tu peux passer par-dessus ta maison avec que tu dois menacer d'écrabouiller les autres autos, les trottoirs, les vieilles dames et les tracteurs qui se trouvent sur ton chemin]. Je croise aussi des rassemblements de papillons, des gangs organisés d'oiseaux, des nuées de moustiques, des tracteurs débordants de purin, des chèvres, des chevaux, des poussettes, des VTT, des motos, des chiens, des chats, des marmottes, des mouffettes, des enfants, des vieillards et pourquoi pas des truites, un coup parti.
Chaque jour, je vois tout ce monde s'activer ou se ralentir devant moi, fonctionner mieux en mon absence et me renvoyer à mon vide. Lorsque je ne me défonce pas les cordes vocales en voiture, je me mets à penser et à me dire que tout ce monde-là ne me laisse aucune place, aucun droit à l'existence. Alors même que je rends service aux résidents de cette petite localité, ils ne cessent de me barrer la route, me crier après, me claquer la porte au nez, me dire qu'ils aiment mieux celle qui passe d'habitude, m'avertir de faire attention la prochaine fois pour ne pas mélanger le courrier de toute la ville en envoyant tout n'importe où (je le redis: écrivez vos adresses comme il faut, sacrament!), me dénoncer de délits fictifs à ma très compréhensive supérieure, voire me menacer avec un fusil de chasse, tant qu'on y est.
Et puis viennent les touristes. Ceux-là se promènent pour la plupart à vélo sur des kilomètres de côtes dangereuses. Ils me font de grands signes d'aussi loin qu'ils peuvent me voir et me posent des questions parfois surprenantes. Au fin fond de la Côte-de-Beaupré, on me demande si Saguenay est bien loin, si l'intersection de telle et telle rues est proche (seulement une trentaine de kilomètres, deux villes plus loin), si je sais où demeure un certain Eurépide Tremblay (nom fictif) qui demeure quelque part dans la région, si je vends des timbres dans ma voiture, combien coûte l'envoi de telle lettre, telle carte postale ou tel colis vers les Pays-Bas, si tous les facteurs sont aussi jeunes que moi, pourquoi je n'ai pas le fameux petit camion sans portes identifié aux couleurs de la compagnie, voire quelles études j'ai dû réaliser pour en arriver là. Et malgré toutes les questions invraisemblables et mes réponses parfois confuses, ces touristes me permettent d'exister. Grâce à leurs questions parfois débiles, je suis utile, presque une mascotte locale, mais une référence approximative.
Dommage que mon remplacement s'achève. Je devrais peut-être me rediriger vers un kiosque d'information touristique. Ou un hôpital psychiatrique où recueillir quelques clients paranoïaques.
J'ai occupé déjà beaucoup d'emplois et j'en connaîtrai sûrement encore d'autres. L'avantage, c'est que chacun m'apprend non seulement une compétence particulière, mais une part de moi-même aussi.
À force de voir de petites parties du monde, je finis par me découvrir.

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