mercredi 19 septembre 2012

Imagination

Ferme les yeux et comprends ce que tu vois. Un homme, une femme, autre chose, un poteau de téléphone ou un navet, tous te demandent de détourner le regard pour mieux les voir.
Tiens, le navet, par exemple. Laid, un peu gâté, terreux, il hésite à se donner une couleur. Son image n'évoque rien, sinon un légume comme les autres de son espèce. Et c'est plate pas à peu près au coup d'oeil, un navet.
Ferme les yeux. Ta grand-mère en bikini. Euh, oublie le bikini. Disons habillée jusqu'au cou, avec un tablier lilas et des mitaines de four assorties. Ça sent la soupe, chez elle. Sa soupe aux légumes, celle qui te remet sur pied lorsque tu es malade, celle dans laquelle tu te baignerais tellement tu l'aimes. Dans sa recette, elle utilise un navet tout ce qu'il y a de plus ordinaire. Celui que tu voyais deux secondes plus tôt, par exemple.
Le poteau de téléphone, si tu t'approchais un peu de lui, tu y verrais gravé un coeur un peu croche avec JP+AUDREY écrit dedans. Bien que mal dessiné et à moitié effacé par le temps, tu te rappelles une Audrey qui fut ton amie, ton ex, ta coloc ou ton kick du secondaire.
Ce n'est plus un poteau ordinaire, pas plus que n'importe quel navet. Si tu passes ton temps à regarder avec tes yeux, ta vie va passer en un éclair banal, très banal et sans intérêt. Si tu te promènes les yeux fermés pour ne pas manquer un détail ou un sens caché, tu risques de te péter la gueule quelque part. Tout est une question de dosage.
Je regarde cette personne comme les autres. J'y vois un ancien patron, un confident, une opportunité de carrière, un ennemi juré, un parent, bref n'importe qui. Pourtant, je ne sais rien de son histoire. Il a peut-être fui la guerre des années auparavant, été amoureux d'une première dame qui a dû le laisser filer, participé aux Olympiques vingt ans plus tôt. De son côté, il ne sait rien de moi non plus. Il s'en fout, ça paraît. Il continue son chemin et ne regarde personne.
Cet homme est un navet comme les autres, dans dix minutes je l'aurai oublié complètement. D'autres croisent mon chemin plus souvent. Même en discutant avec eux, je ne saurai jamais leur vraie histoire. Je me crée alors différents scénarios, plaçant ces demis inconnus dans des situations rocambolesques au fil de mes émotions. Secrètement, j'espère qu'on me visualise ailleurs aussi. Comme ça, j'aurais une autre vie, d'autres aventures, loin de la banalité dans laquelle je commence à m'enfoncer. D'ici à ce que je la combatte vraiment, j'imagine le gars de l'entretien ménager en train d'apprivoiser un hippopotame.
À ce moment-là, je vois le monde de travers.

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